Un cerisier, des chevaux au galop, des mots qui dissimulent autant qu’ils révèlent : voici les ingrédients de la nouvelle de Talullah, Prix spécial du jury au Concours d’écriture de Senlis !
Le concours d’écriture
Tous les ans, la municipalité et la médiathèque de Senlis organisent un concours d’écriture. Cette année, trois étudiantes de Terre d’envol ont laissé libre cours à leur talent à partir du thème de 2023 : sur le fil… Mais attention ! Il fallait respecter des règles bien spécifiques, à consulter dans notre article Prix d’écriture pour Vedrana et Chaïli.
Issue de la participation de Talullah à ce concours, La gardienne de l’Est forme une nouvelle empreinte de délicatesse et de fureur, située dans un univers aux contours travaillés avec précision. Félicitations à l’autrice, qui a reçu le Prix spécial du jury, catégorie 4ème/3ème !
La gardienne de l’Est, prix d’écriture
Quand elle vit l’oiseau s’envoler de la branche du cerisier, qu’elle entendit le bruit des canons enragés et les chevaux galoper vers la prairie où elle s’était assoupie, qu’elle sentit l’odeur de poudre, de sang, que les vibrations du sol se répercutèrent sur tout son corps, qu’elle n’eût plus le goût acide du citron sur sa langue, elle se leva précipitamment en crachant la peau de l’agrume qu’elle mâchait depuis un moment maintenant, et se mit à courir dans la même direction que les équidés, à l’opposé des bruits de guerre.
Ses jambes nues la portaient le plus vite possible vers la forêt de pins qui devait se trouver à une centaine de mètres de la prairie.
Les odeurs et les sons se rapprochaient dangereusement des pâturages, ne comportant qu’un seul arbre, un cerisier centenaire qui allait sûrement être réduit en cendre.
La jeune fille avait vécu tous les moments importants de sa vie auprès de cet arbre, elle avait passé de nombreuses nuits sur les fleurs rose pâle ou les feuilles couleur feu.
Elle était devenue une partie du cerisier, faisait corps avec lui, c’était à la fois sa maison et son compagnon.
Et il allait brûler, elle en avait la certitude.
Les explosions étaient de plus en plus proches et n’allaient pas tarder à atteindre la plaine. Les chevaux frappaient le sol de leurs sabots gris ou marron, en donnant des coups de tête en l’air, comme pour écarter une végétation dense.
En atteignant la forêt, elle se mit à hurler le plus fort qu’elle put sans s’arrêter de courir. Ses cris se répandirent dans les bois à une vitesse surprenante, en alertant les habitants sous-terrain d’intrus qui menaçaient de détruire tout sur leur passage.
En arrivant au village, chaque personne avait déjà préparé le strict minimum dans un baluchon, attendant seulement l’arrivée de la gardienne du côté est de leur petit pays.
Sur le grand mur de la maison commune, étaient inscrits les mots d’union, tournés sous une autre forme pour que les orthodoxes* ne les bannissent pas, et ne pensent pas à organiser une extermination de leur petit peuple :
Pipistrelle
Lueur
Paperade
Le dernier des trois mots est le seul qui a gardé ses anciennes racines.
Le mot d’origine, « papera di deus », a été regroupé en un seul mot. « Papera » signifie équité et « deus » veut dire deux, donc plusieurs « équité ensemble ».
Les deux autres mots ont été choisis au hasard pour dire ‘vie’ et ‘liberté’.
Malheureusement, les croyants n’aimaient pas la petite communauté et ont sauté sur la première occasion pour venir les détruire.
Chacun des membres grimpa sur un cheval et le groupe partit au grand galop dans la forêt, hormis la jeune fille, gardienne de l’Est.
Elle repartit en courant vers son vieux cerisier. Elle court encore plus vite que quand elle fuyait, car quelque chose de plus puissant que la peur la poussait à revenir sur ses pas. Son âme était devenue une flamme ardente, brûlant toute autre émotion dans son corps. Quand elle arriva en vue de la prairie, un paroissien* allumait une torche pour mettre feu au grand arbre.
Mais elle hurla de nouveau, un cri de guerre cette fois-ci, ce qui le déstabilisa un instant, cela suffit à la gardienne pour se jeter sur sa cible et lui entailler profondément le cou.
Il s’effondra sans un bruit, ne laissant échapper qu’un regard noir à la jeune fille, accroupie sur la branche la plus basse et robuste du cerisier.
C’était le printemps, et l’arbre était en fleur, comme couvert d’une multitude de petits nuages pastel.
Le reste des affilés* se trouvait seulement à dix mètres tout au plus, et elle savait qu’elle ne serait même pas capable d’abattre le quart de ses ennemis.
Mais elle était revenue pour sauver ses souvenirs, et il était trop tard pour revenir en arrière, elle avait déjà franchi la limite qui aurait pu la sauver. Elle sortit d’une de ses poches un cordon fabriqué à partir de peau d’ours, qui était l’un des animaux les plus respectés dans son peuple, et fit un nœud sur la branche où elle était accroupie, ainsi qu’à la boucle de sa ceinture.
La ficelle d’ours était réputée pour être très inflammable et provoquer des explosions importantes au contact du feu. Elle avait causé de nombreux incendies dans son village. Certains pensaient que c’était l’ours qui rependait l’ordre en brûlant les injustices.
En vérifiant qu’elle était bien accrochée, elle ôta de sa bourse un briquet qu’elle avait fabriqué avec son père quand elle était plus jeune.
Elle monta sur la plus haute branche de son cerisier.
Ses opposants se ruèrent vers elle.
Sans prévenir, elle se jeta dans la foule de guerriers noirs et se retourna dans sa chute pour jeter son briquet et lâcha un dernier cri.
L’objet atteint son but,
libéra son étincelle, sur le fil…
* Orthodoxe, paroissien et affilé sont tous des synonymes de chrétiens
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